« Brûlez tout ! »
Quel archiviste n’a jamais entendu cette phrase en forme de boutade lancée par un collègue désireux de trouver des solutions radicales et rapides pour détruire un tas de vieilles boîtes du service financier découvertes dans une cave ?
L’élimination des archives a préoccupé de nombreuses générations de professionnels, depuis le début du vingtième siècle : ceux dont les écrits font référence s’accordent tous à dire que si « l’archiviste est fait pour conserver » et que « détruire répugne à son tempérament et sa fonction »[1], seuls certains pensent qu’il est le mieux placé pour les réaliser : « il est devenu en quelque sorte le spécialiste de l’élimination, il est l’homme qui sait détruire »[2].
De cette période, il faut retenir le consensus sur les points suivants :
- Il faut détruire : au vu de l’augmentation et l’intensité de la production documentaire de toutes les administrations, c’est désormais une nécessité.
- Il faut éviter l’arbitraire : les qualificatifs ne manquent pas pour montrer que cette destruction s’est faite par le passé de manière inconsidérée et qu’il est désormais nécessaire d’éviter la sélection par accident, ignorance, par désintérêt ou par inconscience. Il faut choisir, et choisir sur des critères rationnels et dépourvus du biais de l’utilité administrative
- Reste à savoir qui sélectionne et comment : quand, en Angleterre, Sir Hilary Jenkinson[3] propose dans son Manuel pour l’administration des archives de confier au producteur le soin de sélectionner, et donc d’éliminer les documents qu’il juge inutiles, la France réplique en affirmant que la sélection des documents pour conservation définitive ne doit pas reposer seulement sur les critères d’utilité du producteur : des documents peu utiles au regard de l’activité sont précieux pour l’historien ! L’archiviste est-il à même de porter ce regard neutre sur les documents et évaluer leur « potentiel historique » ? l’archiviste peut-il supporter le poids du renoncement qu’implique le fait de choisir ?[4] Qui peut autoriser, c’est-à-dire engager sa responsabilité, dans l’élimination d’informations sans avoir de véritable recul sur son importance ?
Eliminer des archives : la loi et la règle
Ces dernières questions trouveront des réponses tout au long de ce siècle qui verra naître la machine à écrire puis l’informatique, d’abord dans les règlementations et circulaires mises en place par l’administration en charge des archives[5], où l’on commence à élaborer les critères de tri et de sélection et les appliquer aux documents produits par les administrations, puis dans la loi de 1979 sur les archives.
Cette loi fondamentale pour notre profession, définit ce que sont les archives en article 1, précise en article 3 ce que sont les archives publiques et qui en sont les producteurs et surtout, en son article 4, expose les modalités de traitement de ces archives tout au long de leur cycle de vie, en définissant le périmètre d’action du contrôle de l’administration des archives sur les éliminations de documents produits et reçus par l’administration publique. La partie réglementaire précise, en l’article 16 du décret 79-1037[6], que : Lorsque les services, établissements et organismes désirent éliminer les documents qu'ils jugent inutiles, ils en soumettent la liste au visa de la direction des Archives de France. Toute élimination est interdite sans ce visa.
Dans tous les cas, les documents à éliminer sont détruits sous le contrôle technique de la direction des Archives de France.
La Loi Architecture, Création Patrimoine de 2016 intégrée au Code du Patrimoine a étendu la définition des archives aux données, ce qui impose l’application du contrôle des éliminations aux données applicatives, aux documents électroniques, aux informations sous forme dématérialisée : l’administration des archives avait d’ailleurs anticipé en envisageant de nouvelles formes de contrôle scientifique et technique et de délivrance de visa d’élimination[7] .
Plus encore, le chapitre 4 et plus particulièrement l’article L 214-3 du titre 1 du Livre 2 du Code du Patrimoine décrit l’ensemble des sanctions, en application de l’article 322-1 et 2 du Code pénal, en cas d’élimination de documents et données sans l’aval de l’administration des Archives c’est-à-dire trois ans d’emprisonnement et 45000 euros d’amende.
Sans autorisation de destruction délivrée par le contrôle scientifique et technique, une administration qui « brûle tout » des vieilles boîtes du service financier découvertes dans une cave est donc hors-la-loi et s’expose à d’importantes sanctions.
Contrainte ou atout ?
A ce stade, on peut se demander si, finalement, le contrôle de l’administration des archives sur les éliminations est une contrainte supplémentaire pour les établissements publics ?
Contrôler les éliminations d’un établissement est un atout ! le visa des Archives de France est la garantie que l’établissement a respecté la loi et la règlementation : ainsi, en cas de contentieux, si les éléments de preuve n’ont pas été détruits conformément aux dispositions du Code du Patrimoine, l’établissement se confronte à la double peine de ne pouvoir arrêter le contentieux initial et de se retrouver avec une condamnation pour avoir détruit des documents sans autorisation de l’administration des archives. Au contraire, s’il l’a respecté, il pourra produire le bordereau d’élimination comme preuve de sa bonne foi.
C’est également une garantie de transparence de l’action administrative, tout comme de la capacité de l’Etat à rendre compte de ses actions : si on détruit le document et son contenu, on en garde cependant la trace : le document a bel et bien existé, il ne s’est pas volatilisé un beau jour.
Mais, pour les archives privées, sur lesquels le contrôle de l’Etat n’a pas lieu d’être, cette absence de contrôle ne semble-t-elle pas les favoriser davantage ?
Les entreprises, groupes, associations, congrégations religieuses qui ont mis en place un service d’archives s’inspirent bien souvent du modèle d’organisation des administrations publiques : le contrôle des éliminations fait partie de leurs prérogatives, car ces organisations sont tout aussi redevables que les administrations lorsqu’il s’agit de prouver comme de tracer les décisions prises et les actions entreprises.
En cela, nous pouvons bel et bien affirmer qu’un contrôle des éliminations est le premier pas concret vers une forme de gestion rationalisée de l’information : il importe donc de prévoir les outils nécessaires pour assurer une bonne gestion des éliminations.
Afin de faciliter ce travail de traçabilité des éliminations, Spark archives embarque une fonctionnalité d’autorisation d’élimination, dont peuvent disposer à la fois les opérateurs et organisations demandant l’élimination de documents et le représentant du contrôle scientifique et technique. C’est par exemple le cas dans les Ministères, dont les conservateurs, ou les conservatrices, responsables de mission des Archives sont en charge du contrôle scientifique et technique des archives produites par les opérateurs de leur secteur.
Charlotte Maday
Consultante Spark Archives
[1] La responsabilité de l'archiviste dans l'élimination des papiers inutiles, Léonce Celier, La Gazette des archives, Année 1950 Volume 7 Numéro 1.
[2] Robert Henri Bautier, « les archives », l’histoire et ses méthodes, Encyclopédie de la Pléïade, cité dans Pierre Boisard , Pour une politique des éliminations. Réflexions sur la pratique des archives de la Seine , La Gazette des archives Année 1967 Volume 59 Numéro 1.
[3] Manual of Archive Administration : https://archive.org/stream/manualofarchivea00iljenk#page/138/mode/2up
[4] Léonce Celier, op.cit.
[5] Détail des circulaires de l’administration des archives sur le portail de FranceArchives https://francearchives.fr/fr/gerer?es_escategory=circulars
[6] Décret n°79-1037 du 3 décembre 1979 relatif à la compétence des services d'archives publics et à la coopération entre les administrations pour la collecte, la conservation et la communication des archives publiques. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006062951&dateTexte=20090816
[7] « un visa pourrait être délivré a priori à condition qu’une politique d’archivage ait été établie et validée au titre du contrôle scientifique et technique et que, par exemple pour chaque année, un état des données et documents éliminés puisse être fourni par l’application et que ces archives numériques ne puissent pas être utilisées comme source de substitution par telle ou telle Archives départementales » Françoise Banat Berger, contrôler les archives à l’ère numérique, le Contrôle scientifique et technique, le débat est ouvert, Archivistes ! n° 107, octobre-décembre 2013.